samedi 25 avril 2009

Rencontre Eduardo Lago / Enrique Vila-Matas / André Gabastou

Il faut tuer Borgès !

On attendait beaucoup de la rencontre entre ces deux écrivains espagnols, très exposé ces derniers temps dans la presse française. On a pas été déçu. Une discussion où les deux auteurs ont exposé leur rapport à la littérature, la digestion de leurs influences, le dialogue entre littérature anglo-saxonne et hispanophone, ou l'éthique de l'écrivain, pris entre le fait d'écrire pour lui-même et le besoin de rentrer dans l'arène. Un entretien donc très intéressant à lire ci-dessous :



Enrique Vila-Matas : Eduardo Lago est un grand ami, mais son livre est très différent des miens. J'aurais aimé écrire son livre, mais je ne l'aurais pas pu car nous n'avons pas la même expérience de la vie.


Question : votre livre : je m'appelle Brooklyn a-t-il subi les influences de Nadja d'André Breton ?


Eduardo Lago : A propos de Enrique Vila-Matas : c'est quelqu'un d'une grande expérience professionnelle et d'une extrême générosité mais on ne peut pas dire qu'il m'ait influencé.

Par rapport à Nadja, non on ne peut pas dire que je m'inscris dans le surréalisme.


Question : On a pas impression que ce livre soit un premier roman.


Eduardo Lago : ce roman n'est pas autobiographique : le seul personnage biographique est le peintre. Il s'appelle Antonio Ramos et est mon oncle qui a vécu toute sa vie à Paris.


Concernant ce livre, j'ai toujours écrit pour moi, mais jamais je n'ai eu l'intention de publier. Pour l'anecdote, le peintre qui a fait couverture m'a dit : « excuse-moi mais j'ai lu tes nouvelles et je me demande : pourquoi tu les publie pas » ? Mais j'avais peur : le monde littéraire est impur. Il y a beaucoup de jalousie etc. J'ai montré mon manuscrit à mon agent, et il m'a dit : je peux le publier mais sous la forme roman, pas de nouvelles. Alors j'ai détruit les nouvelles, et j'ai commencé à écrire un roman. J'ai tout repris pour ça que ça ait l'air mature. En tout il m'a fallu six ans pour écrire tout ce matériel.


Enrique Vila-matas : Il y a un aspect très poétique dans ce que tu écris.

Je suis tout à fait d'accord dans ce que tu dis sur le monde de la littérature : quand on écrit : on écrit pour soi, on ne cherche pas à le montrer au monde. De plus, il y a beaucoup de jalousie : on a toujours des problèmes avec l'un et l'autre. C'est un monde horrible sauf si tu ne sais pas si ce que tu vas écrire sera publié.


Lago : Ce que je trouve formidable dans les livres de Vila-Matas, c'est le silence poétique. Par exemple tu utilises l'image d'un poète anglais qui écrivait son poème sur du papier cigarette et le fumait.


Question : Vous défendez l'art pour l'art, mais à un moment il faut aller dans l'arène, non ?


Eduardo Lago : Oui : il y a une forme de couardise sinon. Écrire, c'est beaucoup de joie et aussi beaucoup de souffrances. Philip Roth dit : j'ai écrit 30 romans, je ne suis pas un homme heureux.


Enrique Vila-Matas : Tu parlais des grands écrivains de la génération de mes parents : ils sont un peu connus en Espagne, mais ils seront bientôt oubliés : c'est dommage. Mais si tu penses que l'important c'est juste d'écrire, c'est parfait.


Question : Enrique Vila Matas, votre nouveau livre est un journal intime mais d'une certaine façon , c'est encore un roman. Il y a notamment une réflexion constante sur la littérature


Enrique Vila Matas : Je commente le monde entier. Mon journal est donc aussi tourné vers le monde. Mais l'idée est que je suis toujours en décalage : j'arrive toujours après.


C'est comme Joseph K dans Kafka : « raconte-le moi, mais raconte-le moi entier » : il ne voulait pas de récit fragmentaire. Kafka cherchait le récit total, complet.


Question : vous cherchez aussi à faire le roman total ?


Eduardo Lago : Oui. Je n'ai compris ce que j'ai fait qu'après l'avoir fini. On m'a dit : votre roman est très cerventin. C'est un argument très commercial. J'ai écrit un roman fragmenté. Mon roman tient sur deux narrateurs : le premier va mourir et demande au deuxième de finir le roman. Dans Don Quichotte, Cervantès n'est pas le narrateur : c'est un manuscrit qu'il trouve et qu'il commente. Je vis à New York depuis 32 ans, je suis traducteur. J'ai voulu importer toutes ces techniques vues chez les grands auteurs américains. Et je voulais aussi garder l'esprit de Joyce : il faut oser, brusquer la structure.

André Gabastou (traducteur des deux écrivains) : En France, il n'y a pas de tradition du récit fragmenté.


Eduardo Lago : Dans mon roman, il y a un personnage qui s'appelle Joy Gould : il est journaliste et écrit l'histoire orale du monde à travers des discussions enregistrées à New York.


Enrique Vila Matas raconte une anecdote où il se cache des journalistes.

Enrique Vila Matas : Mon rapport avec la critique est que moi-même je crois que je suis un critique. La critique a fait avancer l'histoire de la communication du livre à l'extérieur. Je suis plus préoccupé par la critique qu'aucun écrivain. Je suis tellement inquiet de la critique que la critique la plus misérable m'inquiète. Je suis toujours prêt à me réformer, mais je me réforme jamais. Mais j'écoute.



Serge Gainsbourg a dit dans une émission de télévision [dans mon zénith à moi, face à Catherine Ringer] : nous avons de l'éthique. Pour moi, ce qui est très important, est de ne pas oublier le passé. Mais cette morale n'est que pour moi. Tout ne se vaut pas non plus, contrairement à ce que dit le proverbe.


Dire que l'humour est le seul sens du monde n'est pas nihiliste : c'est juste l'idée que quand on arrive au bout, il faut rire.


Question : un autre passage amusant du livre est quand vous parlez du difficile art d'offrir des livres : il y a un danger que l'autre puisse penser que le titre du livre contienne un message caché sur sa propre vie.


Enrique Vila-Matas : Je pense qu'il y a une clé cachée dans l'univers : j'ai toujours eu peur que ce qu'elle révèle n'arrive. Avant je pensais que le sens caché venait de la traduction : par exemple, je suis traduit en Allemagne, et j'ai visité des villes avec mon traducteur, mais il ne me parlait pas. Je ne pouvais parler à personne. Je voyais les gens parler et j'écrivais un journal où je disais ce que je pensais qu'il s'était passé ou dit. Le traducteur m'a dit en le lisant que j'avais à chaque fois compris l'inverse de ce qui s'était réellement passé. Pendant longtemps, j'ai cru que c'était à cause du traducteur, mais en fait, c'est juste ma façon de vivre.


Question : Peut-on parler d'influence de la littérature américaine sur votre littérature ?


Eduardo Lago : La littérature espagnole est prisonnière du réalisme. Je suis très influencé par Don Delillo et surtout par Thomas Pynchon. Pynchon est quasiment illisible, mais il est très important. Tout comme Joyce : très important même si parfois ennuyeux.


Question : en tant que directeur de l'institut Cervantès de New-York, comment vivez-vous votre travail de médiation de la littérature espagnole aux Etats-Unis.


Eduardo Lago : Les Etats-Unis sont un pays où un quart de la population est hispanophone. Ce sera bientôt le pays où il y aura le plus d'hispanophones au monde. New York est un point de rencontre, la capitale de la littérature américaine. Il est important de mettre les gens ensemble. C'est ce que j'essaie de faire en terme d'événements, faire se rencontrer des écrivains américains et espagnols.


Mon livre est un chant à l'amitié. C'est très important.


Question : Vous inscrivez vous dans un mouvement Néo-Borghesien ?


Eduardo Lago : Il faut tuer Borgès. On ne peut rien faire sinon, car il a déjà tout fait. C'est un des plus grands, comme une icône. Mais on ne peut pas le refaire.


Enrique Vila-Matas : Quand j'ai commencé, je voulais être Gombrowicz mais je ne pouvais pas l'être : en fait ce que je fais n'a rien à voir.


Propos retranscrits par Benjamin Sausin


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